Publié le :
06/10/2024 13:00:10
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Dans ma série d’articles sur la vinification en fûts de bois, je voulais aborder un sujet polémique qui froisse souvent les puristes : l’usage des copeaux de chêne dans le vin. Lancée à grande échelle dans les années 1990, cette pratique suscite la controverse, car elle vient bousculer le statu quo dans tous les domaines : vinification, commerce, santé, goût, tradition, symbole…
Afin de vous aider à vous faire un avis éclairé sur la question, je vous propose ce guide complet sur les copeaux œnologiques, de leurs origines à leur impact, en passant par les différents types, la façon de les utiliser, leur intérêt et les idées reçues à leur sujet.
Un copeau de chêne est un fragment de bois de chêne utilisé dans la vinification pour imiter l'effet du vieillissement en fût de chêne, sans nécessiter l'usage de barriques entières. Ces copeaux sont généralement issus des espèces Quercus alba (chêne américain) ou Quercus petraea / robur (chêne français), séchés au minimum 24 mois. Sous forme plate, de cubes ou de spirales, ils sont ajoutés directement au vin lors de son élevage en cuves (inox, béton, fibre…).
Leur rôle principal est d'apporter au vin des composés aromatiques et des tanins qui influencent son profil organoleptique. Ils influent sur les mécanismes physico-chimiques et biochimiques qui se produisent lors du processus de fermentation et/ou de vieillissement.
Selon leur taille, leurs caractéristiques (granularité, porosité, perméabilité), leur niveau de torréfaction (frais, chauffe légère, moyenne ou forte) et leur durée de contact avec le vin, ils libèrent des composés comme la vanilline, les lactones (arômes de noix de coco ou de bois) et les tanins ellagiques, qui modifient la structure, la sucrosité et la complexité du vin (moins de réduction, meilleur fruité).
Notez qu’il existe des produits alternatifs aux copeaux, comme :
Car oui, le chêne n’est pas le seul bois utilisé en vinification : je vous invite à lire mon article complet sur le sujet.
Notez également que l’utilisation des copeaux est possible pour les vins bio, et qu’elle est aussi très courante dans l’univers des spiritueux (whisky, rhum…) et du brassage de la bière.
Le / la vigneron·ne a le droit d’utiliser les copeaux à plusieurs étapes :
En fonction du type de vin souhaité, le / la vigneron·ne va jongler avec les différents leviers en sa possession :
Afin que vous les ayez en tête pour le reste de l’article, voici les limites d’usage afférentes aux copeaux de bois en vinification :
Difficile de retracer leur origine. Seul l’Australian Wine Research Institute mentionne brièvement, dans sa chronologie de l’histoire du vin, la date de 1824 comme première référence des termes « oak chips » dans le vin par un certain James Busby. Ce diplomate britannique est considéré comme l’un des premiers vignerons d’Australie (Hunter Valley) et de Nouvelle-Zélande, où il importa des vignes d’Europe dans les années 1820.
Les expérimentations plus modernes remontent aux années 1970, avec un réel développement à partir des années 1990 dans le « Nouveau Monde », à savoir aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud.
Sur le continent européen, il faut attendre 2005 pour voir l'Union européenne (règlement du Conseil CE n° 2165/2005) et l'Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV, Résolution OENO 3/2005) autoriser l'utilisation de solutionsalternatives à base de chêne durant l’élevage (copeaux épais de 2 mm au minimum, douelles…).
Puis 2009 pour que l’autorisation soit étendue à la vinification (règlement CEE n°606/2009).
Avant d’aborder la partie subjective de savoir si l’usage des copeaux est une bonne ou une mauvaise chose, commençons par découvrir l’intérêt pragmatique de cette solution pour un·e vigneron·ne.
Le coût d’un sachet de copeaux est très variable : entre 15 et 70 € le kilo. Les formats de sachets aussi sont variés (5 kg, 10 kg…). À un dosage de 2 g/L, il faut par exemple un sachet de 10 kg pour une cuve de 50 hL (≈ 6600 bouteilles).
Une barrique, ça coûte cher : entre 550 € et 900 € en moyenne pour un fût neuf (225 litres) de qualité, qui contient l’équivalent de 300 bouteilles environ. Pour obtenir l’équivalent de la cuve de 50 hL, il faut donc 22 fûts…
Au-delà du prix d’achat, il faut ajouter le coût inhérent à l’usage dans le temps des deux méthodes. Du côté du fût, on estime son amortissement sur 3 ans, ce qui représente entre 83 et 127 € hors taxe/hL. Il faut le manipuler, le laver, le remplir, le détartrer… Un travail difficile qui demande du temps. En plus, il faut les renouveler tous les 3 à 5 ans, car les composés du bois ne sont pas éternels.
Du côté des copeaux, ce même ratio est de seulement 0,15 € à 13,50 € hors taxe/hL (5,50 à 26,50 € HT/hl pour les douelles). Imbattable.
Le prix de production impacte directement le prix de vente des bouteilles. En utilisant consciencieusement leurs copeaux, les vigneron·nes peuvent proposer des vins de qualité, avec des arômes proches de ceux obtenus vial’élevage en fût, à des tarifs beaucoup plus abordables.
On en revient au coût d’exploitation, mais surtout à la manutention.
Croyez-moi, laver des barriques n’a rien d’une partie de plaisir. C’est chronophage, très fatigant (même avec des jets d’eau adaptés), et l’hygiène d’une barrique est beaucoup plus difficile à assurer que celle d’une cuve inox dans laquelle on peut entrer pour nettoyer facilement le tartre et les impuretés. Je vous mets au défi de rentrer dans un fût…
En plus, une barrique, c’est fragile. La manipulation pour la faire sécher, ou la faire rouler dehors est technique. Du côté des copeaux, il suffit de retirer le sachet quand on n’en a plus besoin. On ne fait pas plus simple.
Enfin, n’oublions pas l’espace nécessaire pour accueillir les récipients !!! Tous les vignobles ne disposent des infrastructures pouvant accueillir des centaines de barriques. Si on reprend notre exemple de la cuve de 50 hL et des 22 fûts, il faut compter :
Grâce aux copeaux, les vignerons ont plus de place pour leur stock et moins de manutention. Imbattable, encore une fois.
Sur ce point, les « oak chips » sont encore imbattables.
Il faut déjà prendre en compte le temps nécessaire pour obtenir du chêne de qualité : 80 à 90 ans pour du chêne américain, 150 à 200 ans pour du chêne français ou européen. Et seules quelques forêts, disposant du bon sol et du bon climat, produisent le chêne utilisable en vinification.
Ensuite, sur la quantité utilisable de ce chêne, seuls 10 % sont effectivement employés pour fabriquer les tonneaux. Donc le reste, soit 90 %, sont des déchets, dont une bonne partie servira comme copeaux.
Enfin, le marché grandissant de la vinification qualitative dans le monde a fait exploser la demande en fûts ! Ce qui vient encore davantage faire pression sur la ressource.
Nous avons déjà vu plus haut la liste des leviers dont les vignerons disposaient pour l’utilisation des copeaux, je ne vais pas revenir dessus. Il existe toutefois d’autres avantages.
D’abord, ce qui fait la particularité du fût de chêne, c’est sa propension à favoriser la micro-oxygénation du vin dans le temps. Ce processus lent a des effets bénéfiques sur le vin, mais on note aussi une évaporation, et donc le besoin de remplir les tonneaux régulièrement. Avec le recours à la micro-oxygénation / aux remontages directement en cuve, les vignerons peuvent désormais copier ce processus mécaniquement.
Ensuite, on peut aussi évoquer une moindre exposition du vin à l’oxygène dans une cuve que dans un fût. Dans une cuve de 50 hL, seul le haut de la cuve, en contact avec le chapeau, est techniquement exposé. Pour la même quantité en fûts de 225 L (22 tonneaux), vous avec donc 22 expositions à l’air direct, ce qui augmente les risques d’oxydation.
Un autre avantage des copeaux sur le fût est l’exposition accélérée du vin aux composés du bois. Puisque le bois est plongé dans le vin, toutes ses parties sont en contact avec le jus. Dans un fût, seul 40 % du bois est effectivement en contact avec le vin. Le transfert est beaucoup plus rapide : environ 90 % des composés sont transférés dès la première semaine de contact. Résultat :
Dans un domaine aussi subjectif que les goûts et les couleurs, difficile d’en appeler à l’objectivité des voix qui s’élèvent pour ou contre l’usage des copeaux.
En présentant les avantages pragmatiques des « oak chips », j’ai voulu vous apporter de la connaissance sur l’intérêtpratique de cette solution pour des vignerons qui n’ont pas (ou ne souhaitent pas employer) les ressources financières pour acquérir un matériel œnologique très cher.
Je souhaite maintenant analyser les arguments des détracteur·es qui, s’ils sont parfois pertinents, sont également souvent infondés, véhiculent de fausses idées, voire révèlent une certaine intolérance à tout ce qui n’est pas « normalou traditionnel » selon LEUR point de vue.
L'utilisation des copeaux est perçue comme une trahison des méthodes traditionnelles de vinification. Les puristes estiment que cette technique transforme les vins en des produits industrialisés, détachés du savoir-faire artisanal.
Effectivement, l’histoire autour du produit change. C’est une rupture supplémentaire de l’image que nous nous faisions du vin. Il n’est plus un produit sacro-sain intouchable, posé sur un piédestal. Il y a de l’exploration, de l’innovation autour de cette boisson.
Au regard de la définition de ce qu’est un vin, donnée par l’OIV, rien dans l’usage des copeaux ne pose problème. Ce sont toujours bien des vins. Seule l’histoire racontée autour du vin change.
On peut rapprocher la situation à celle de la fabrication du pain. Certain·es se désolent de la disparition de la boulangerie traditionnelle au profit de la production industrielle, avec l’usage de pâtes préparées à l’avance. Mais les consommateurs ne semblent pas forcément y voir de problème. Et souvent, le goût des produits standards / entrée de gamme est relativement identique, qu’il s’agisse de produits artisanaux ou industriels.
L'utilisation des copeaux favoriserait un goût « boisé international », souvent reproché aux vins du Nouveau Monde. Cette standardisation du goût éroderait la diversité des terroirs, où chaque région est censée exprimer une typicité unique. Les vins perdraient leur identité et deviendraient des produits uniformes, qu’ils soient produits en Europe ou ailleurs.
C’est peut-être vrai sur certains points. Mais est-ce pertinent de vouloir produire toujours les mêmes vins, de la même façon depuis 50 ans, si au final, les consommateurs ne sont pas / plus sensibles à cette histoire racontée ? Comme si les choses devaient être immuables… Pour une fois je vais me permettre une citation :
« Il n’existe rien de constant, si ce n’est le changement. » (Bouddha)
De mon point de vue d’explorateur de vins du monde, je ne perçois pas cette uniformisation tant décriée. Au contraire, je rencontre des vigneron·nes qui exploitent toujours plus qualitativement leurs terroirs. Je constate plutôt que ce sont les puristes, campés sur leurs positions, qui ont du mal à s’ouvrir à de nouvelles choses.
C’est la raison pour laquelle je fais beaucoup de pédagogie autour de ce changement, afin de sensibiliser les consommateurs sur le fait que la diversité existe toujours, mais qu’il faut oser partir à sa rencontrer et se confronter à ce que l’on ne connaît pas, ce qui fait peur au départ et qui demande du courage.
La dégustation de vin, c’est très subjectif. Si l’on connaît l’origine du produit à l’avance, ou que l’on voit sur l’étiquette de la bouteille qu’il est marqué grand cru, on fait une projection mentale biaisée. On aura tendance à le trouver meilleur (même si on a remplacé le contenu par un vin moyen). Des études ont prouvé ce biais d’interprétation, et à quel point il pouvait nous induire en erreur. (Souvenez-vous de la situation pour le pain artisanal / industriel).
En absence d’information sur les vins dégustés, les études et résultats de panels de dégustation que j’ai pu consulter ne semblent pas montrer que les consommateurs notent une différence en matière de goût et de qualité.
De ce que j’en ai compris, les vigneron·nes qui utilisent les copeaux ne le font pas dans le même objectif que l’élevage en fût. Ils ont tout à fait conscience qu’en utilisant des copeaux, ils souhaitent produire des vins faciles à boire rapidement, ce que recherchent une grande partie des consommateurs. C’est un choix en conscience. Et si les consommateurs sont ok avec des produits plus faciles et plus accessibles, ils en ont le droit. Cela n’empêche pas les puristes de profiter des produits haut-de-gamme.
Bien sûr, la limite arrive si le producteur commence à vendre son vin vinifié avec des copeaux comme un vin vinifié en fût. Il pourrait alors le vendre plus cher qu’il ne l’est en réalité, et là, on tombe clairement dans l’arnaque.
J’ai effectivement trouvé l’info, non pas dans des forums, mais sur le site d’un vendeur de copeaux. Celui-ci disait que pour produire de bons vins, il fallait des fondations solides (raisins de qualité, etc.), une évidence. Mais que lorsqu’il manquait certaines fondations, les copeaux pouvaient être une fondation de remplacement.
Clairement, non. Sur ce point, tous les vigneron·nes, œnologues et scientifiques sérieux sont unanimes : aucune technologie ne permettra de transformer un mauvais vin de base en une cuvée haut de gamme. Vous pouvez micro-oxygéner, rajouter des copeaux, vinifier en fût, rajouter du sucre… rien n’y fera. Au mieux, on masque les défauts, et encore. Toute la matière d’un bon vin est présente dans le raisin dès la récolte. Si celle-ci est mauvaise, pas de miracle.
Je suis d’ailleurs étonné que cette peur se focalise sur les copeaux, alors que l’utilisation des levures ajoutées ou de tannins ajoutés ne semble pas faire lever les boucliers, alors que c’est le cas pour les sulfites ajoutés, considérés comme dangereux. Là encore, l’image associée à la noblesse du chêne y est pour beaucoup. C’est très sélectif.
En fait, derrière cette peur, certains craignent que les producteurs s'appuient sur la surutilisation des copeaux pour éviter de produire des vins de meilleure qualité en amont. Alors oui, il y aura toujours des dérives et des malins qui essaient de tromper les clients. C’est humain. La seule barrière activable pour tous est de s’éduquer sur la dégustation pour mieux comprendre ce que l’on boit.
C’est un fait, et c’est la clé du sujet. La résistance au changement et à l’innovation est très forte chez l’humain. Encore plus quand les innovations sont perçues comme imposées de l’extérieur.
Le changement, par définition, introduit de l’incertitude dans nos vies. Il s’accompagne souvent d’une perte de contrôle. Or, les humains ont une tendance naturelle à rechercher la sécurité et la stabilité. Ce qui est nouveau est perçu comme incertain, voire risqué (pour la survie). Rester dans une situation familière, même imparfaite, est plus simple que de plonger dans l’inconnu. C’est moins stressant, moins anxiogène, et cela vaut pour tous les domaines.
Comme les habitudes apportent un sentiment de confort et de contrôle, tout changement peut être perçu comme perturbant. Souvent, on préfère maintenir le statu quo, car l’adaptation à de nouvelles situations / perspectives demande de l'effort cognitif et émotionnel pour apprendre, comprendre et s’adapter. Or, notre cerveau a une tendance à économiser son énergie en maintenant des schémas de pensée et des comportements bien rodés.
Et cela arrange ceux qui bénéficient du statu quo. Pour eux, le changement est synonyme de menace à leur pouvoir ou à leur statut social ou professionnel. C‘est particulièrement vrai dans les industries traditionnelles où les hiérarchies bien établies.
Un autre frein à l’acceptation de l’innovation est le fait que les humains sont des êtres sociaux, qui cherchent souvent l'acceptation dans leur groupe. Le changement ou l'adoption de pratiques différentes peut signifier se distinguer du groupe, ce qui peut être perçu comme un risque social. Cela demande beaucoup de courage : beaucoup préfèrentrester dans les normes établies pour éviter le jugement ou l'isolement.
Faire partie d’un groupe donne aussi une identité. On existe au travers des autres. Un changement qui remet en question des croyances ou des valeurs peut être ressenti comme une menace à l’identité personnelle. Cela peut rendre la personne plus défensive et moins réceptive au changement. Ce changement peut aussi être vu comme une menace pour l’identité collective. Les pratiques transmises de génération en génération sont souvent protégées avec ferveur contre toute innovation, perçue comme une altération de ce qui fait l’âme d’une communauté.
Certaines personnes ont aussi un attachement émotionnel aux pratiques, aux traditions et aux habitudes du passé, qu'elles associent à des moments heureux (réels ou fantasmés) ou à un sentiment d'appartenance. Le changement peut être vu comme une rupture avec cet attachement émotionnel.
Enfin, il existe le biais de confirmation. Nous pouvons avoir tendance à chercher des informations qui confirment noscroyances et à ignorer celles qui les contredisent. Cela renforce la résistance au changement en rejetant tout ce qui ne cadre pas avec notre vision du monde.
Comme vous le constatez, les freins sont très nombreux. Mais comme je le soulignais avec la citation de Bouddha, le changement est permanent.
Vouloir maintenir le statu quo, c’est vivre dans la frustration permanente. C’est aussi développer une énergie considérable à vouloir stopper une évolution non contrôlable des choses. C’est une illusion. Imaginez si toute cette énergie était redirigée vers l’exploration de la nouveauté !
Selon moi, il est absurde d’être pour ou contre les copeaux de bois en œnologie. La technique existe, elle répond à un certain besoin. Des producteurs et des consommateurs y trouvent leur compte.
Et on peut se réjouir que des gens innovent et essaient de trouver des solutions à des problèmes (ressources limitées, changement climatique, explosion des coûts…) pour ne pas que le vin demeure un produit élitiste, réservée aux plus fortuné·es, ou tout simplement voué à la disparition, car plus adapté à la réalité.
Le plus important au final, c’est de savoir ce que vous achetez, et pourquoi vous l’achetez. En acceptant d’explorer, d’essayer, d’être déçu·e parfois, vous dépassez les préjugés. C’est la seule manière de vous détacher de ce que d’autres voudraient vous imposer comme choix.
En achetant une bouteille de vin, vous achetez une image, une histoire, une expérience. Par exemple :
N’oubliez jamais que je ne détiens pas la vérité. Et que la sélection de vins de mon catalogue est très liée à mes goûts personnels, même si j’essaie de proposer une grande diversité en dénichant des produits que j’estime être de qualité, quelle que soit leur histoire (vinification en fûts, avec copeaux, nature…).
Et vous, vous avez un avis sur les copeaux dans le vin ?